Amour(s) ? Le dédoublement du titre dans son pluriel ne fait pas que sacrifier à l’artifice rhétorique permettant d’embrasser, dans une même thématique, à la fois une forme idéale et la pluralité de ses manifestations ou déclinaisons. S’il faut rappeler qu’amour est l’un de ces curieux mots de la langue française qui se comporte au masculin quand il est singulier et au féminin quand il est pluriel, c’est surtout pour souligner que le passage du singulier au pluriel s’opère au prix d’un glissement de sens, presque une trahison : les amours (si elles sont multiples) répondent-elles aux exigences de l’Amour (avec un grand A : unique) ?
C’est d’une forme (une figure, un idéaltype…), de ses effets sur les usages, de ses transformations en cours, que se propose de traiter ce numéro de la Revue des sciences sociales : l’Amour avec un grand A, celui dont un Roland Barthes a si bien su décrire le discours, mais saisi dans ses tensions et ses contradictions avec « les » amours effectives de Madame et Monsieur Tout-le-monde.
La pertinence de ce numéro repose sur le constat d’un écart, en l’affaire, entre idéal et pratiques réelles. Le modèle romantique continue à exercer sa prépondérance dans la littérature, au cinéma, dans la publicité, et les études régulièrement commanditées par la presse sur ce thème confirment que l’amour, entendu en ce sens, reste une valeur centrale pour nos contemporains. Mais la figure d’un lien privilégié (unique, exclusif, éternel) avec l’âme-sœur a, dès les origines de cette figure, été contredite par la pratique plus ou moins répandue de l’infidélité. Cette réalité de nos relations, qui est celle du multiple, du pluriel, est devenue depuis quelques décennies visible et revendiquée : engagement à durée déterminée et sous réserves dans la relation ; multiplication des divorces ; baisse du nombre des mariages ; parcours individuels rythmés par la succession de liaisons courtes, parfois menées en simultané ; vies de couple devant faire une place aux « ex » ; recombinaisons complexes des liens au sein des familles recomposées ; émergence de formules de vie à plusieurs partenaires… Les sites de rencontre en ligne les plus connus continuent à se soutenir d’un discours promettant l’âme-sœur, alors que ceux qui les fréquentent font l’expérience, recherchée ou obligée (du fait des propriétés du dispositif), d’une polygamie en réseau.
L'amour duel, exclusif, est-il une forme « solide », qui perdure, affirmée comme référence et horizon de vie, à travers les transformations que l’on observe aujourd’hui dans la sexualité, l’évolution des rapports de genre, le couple, la famille ? Ou bien l’exaltation même du modèle (au cinéma, dans la publicité et dans une partie de la littérature) est-elle son chant du cygne, l’expression d’une nostalgie éprouvée pour un pays imaginaire dont nous nous éloignons ? L’amour exerce-t-il ses effets d’idéal d’autant plus fortement qu’il est perdu ou impossible ? Les pratiques présentes annoncent-elles de nouveaux modèles, de nouvelles définitions de l’amour ?
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