Au regard de leur importance économique depuis plusieurs décennies, les jeux ont fait l'objet d'assez peu de travaux en sciences sociales. Les “game studies” commencent à se structurer autour de quelques revues en langue anglaise, mais elles sont encore en France un champ émergent, souvent considéré comme futile. Il aura fallu attendre les années 1990 et l'explosion des jeux vidéo pour que se manifeste un réel intérêt académique pour cet objet d'études.
Pourtant, les jeux prennent une place grandissante dans les sociétés modernes. Nos sociétés sont traversées par une tonalité ludique qui envahit tous les aspects de la vie sociale et fait vivre des branches significatives de l'économie, comme le loto, le sport, l'industrie du jouet, et bien au-delà à travers les activités physiques ou sportives, l’industrie du spectacle, etc. L'industrie du jeu vidéo est un secteur de pointe dont les innovations irriguent de multiples domaines technologiques : intelligence artificielle, animation, infographie, réseaux, téléphonie...
L'extension des pratiques ludiques qui caractérise notre époque est liée à la réduction progressive du temps de travail, à l'augmentation des loisirs, choisis ou contraints par le chômage, à l'accroissement des revenus qui permettent de les financer. Mais ces conditions favorables ne suffisent pas à rendre compte d'un phénomène qui prend depuis quelques années des proportions qui interrogent sa nature même, laquelle est en principe celle d'une activité secondaire, voire marginale, plutôt réservée aux enfants, et que l'on pratique gratuitement et pour le plaisir.
L'explosion d'Internet a vu l'apparition de jeux vidéo en ligne massivement multi-joueurs : dans l'espace d'une seule arène peuvent participer simultanément des dizaines de milliers de joueurs qui consacrent à une partie qui ne s'arrête jamais, en moyenne 20 à 25 heures par semaines, sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Qu'est-ce qu'un jeu auquel on consacre un temps comparable à celui qu'on consacre au travail, et qui finit par absorber tous les loisirs et empiéter sur la vie conjugale et familiale, parfois même au détriment du plaisir de jouer ?
Comment s'effectue la socialisation des enfants massivement impliqués dans les jeux vidéo et le dialogue avec des êtres virtuels ? Qu'est-ce qui amène des adultes à s'impliquer dans des jeux avec le “sérieux” des enfants ? Que signifie, a contrario, la tendance à utiliser les jeux comme moyens pédagogiques, détournant ainsi à des fins “utiles” la finalité désintéressée du jeu ?
Les frontières entre jeu et réalité deviennent floues : des artefacts, objets ou bâtiments virtuels produits dans des jeux en ligne font l'objet d'achats et de ventes en espèces réelles, suscitant une économie immatérielle qui interroge les notions de valeur et de monnaie. Dans le domaine professionnel, toujours plus nombreux sont ceux qui demandent d'un emploi qu'il ne soit pas qu'une source de revenus, mais aussi de plaisir en soi, laissant des espaces pour le jeu, ou même constituant d’emblée un espace de jeu. Quelles transformations sociales ont ainsi amené cette subversion des limites du jeu et cette transformation des pratiques ludiques ? Et quel type de société ces nouvelles formes de jeu contribuent-elles à produire ?
Ce numéro de la Revue des sciences sociales brosse un état des connaissances dans ce domaine, explore les raisons du retard des sciences sociales de langue française en la matière, et souligne les perspectives de recherches néanmoins ouvertes par les travaux les plus récents.
|